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..... Circulez,
y'a rien à voir ! Ou plutot, il y en a tellement que faire visiter
serait indécent : femmes aux sexes béants, phallus bandants,
copulations plus crues que nature, tout y passe. Pourtant, nous sommes
dans un hopital et, quelques salles plus loin, des médecins s'affairent,
bistouri en main, pour des interventions périlleuses.
..... Depuis
le XIX éme siècle, les salles de garde constituent un
bastion de la gauloiserie et un lieu de défoulement pour les
étudiants de médecine et pharmacie qui les frèquentent.
Sur les murs et les plafonds, partout s'étendent des fresques
érotiques caricaturant internes et médecins dans des exercices
dignes du Kama sutra. Mais au delà des délires porno-picturaux,
les salles de garde doivent également leur réputation
à un folklore digne du pays de Rabelais, qui, lui-même
était médecin. Entre deux chansons salaces accompagnant
des repas bien arrosés, les internes commettent toutes sortes
d'actes contraires aux bonnes manières, depuis le strip-tease
jusqu'aux "projections", ces batailles d'aliments divers dont
les murs gardent trace longtemps après. Si ces lieux de débauche
demeurent un monde à part au sein de l'hopital, c'est que les
internes les gèrent eux-mêmes, filtrant à l'entrée
"parasites" et "fossiles" (surnoms donnés
aux invités extérieurs et anciens internes). Les repas
sont soumis à un réglement précis : il faut y manger
en blouse blanche, taper sur l'épaule de chaque convive en entrant,
ne jamais parler médecine avant le café, demander la permission
pour se lever, sabrer les bouteilles au couteau, faire des battues de
couvert et chanter à la demande de l'économe qui préside
ces repas. Une roue distribuee des gages à ceux qui violent le
réglement. Gages qui vont de l'achat d'une bonne bouteille à
une simulation d'orgasme en passant par l'obligation de finir le repas
torse nu....
..... Les
"tonus" , sortes de grands-messes, forment la quintessence
de l'esprit des salles de garde : les filles "montrent leurs poumons"
à leurs camarades; les internes se déguisent, chantent
deux fois plus fort; et tous partent enterrer les étudiants qui
achèvent leur internat sur l'air inoubliable de "De profundis"
dans une cérémonie funèbre. Avec, en option, le
feu d'artifice en pleine nuit, au milieu de l'hopital. En revanche,
les débauches intégrales auxquelles se livreraient les
participants lors des tonus relèvent plus du mythe que de la
réalité. En matière de sexualité, la salle
de garde dépasse rarement le stade oral : si on y parle beaucoup
de chair, on y consomme surtout de la bonne - ou mauvaise- chère
contenue dans l'assiette. "Ca ne va pas plus loin que les chansons
salaces, un brin d'exhibitionnisme et quelques tours pendables. A l'époque
où j'étais interne, nous avions enfermé pendant
la nuit le directeur de l'hopital dans sa chambre, en édifiant
un mur devant sa porte", raconte Doc, animateur sur Fun Radio et
médecin en formation.
..... Pourquoi
les étudiants en médecine et non ceux en droit ou en littérature
ont-ils ressenti le besoin de forger un folklore aussi étonnant
? Parce que les internes, comme leur nom l'indique, vivaient à
l'origine en communauté au sein de l'hopital, un lieu où
l'on mourrait plus facilement qu'aujourd'hui. " Au XIX éme
siècle, les salles de garde permettaient aux internes de se défouler,
d'oublier la souffrance et la mort auxquelles ils étaient quotidiennement
confrontés" explique un cardiologue (le terme carabin -l'appellation
familière de l'étudiant en médecine- vient d'ailleurs
de l'ancien français escarabin qui signifie "ensevelisseur
de cadavres"). Depuis la médecine a fait des progrès
et les internes ne se contentent plus d'enterrer leurs patients, mais
les traditions des salles de garde se maintiennent. Pourtant ces fantaisies
indisposent une administration soucieuse d'ordre et d'image de marque.
Dans les vieux hopitaux parisiens, les directeurs font pression pour
supprimer ces salles et rassembler tout le personnel dans le meme réfectoire,
sous prétexte d'économies budgétaires. Dans les
nouveaux établissements, on "oublie" souvent d'aménager
une salle pour les internes. "Les responsables des hopitaux sont
aujourd'hui des gestionnaires et non plus des médecins. Ils ne
comprennent pas nos traditions", déplore un interne de la
Salpétrière qui milite avec un groupe d'amis pour leur
maintien. Pour décourager la résistance, l'administration
laisse ces salles se dégrader : nombre d'entre elles semblent
n'avoir pas été rafraichies depuis la découverte
de la péncilline et contrastent furieusement avec l'ambiance
high-tech des blocs opératoires. Si bien que ce folklore, très
français, risque à plus ou moins court terme de disparaitre.
Par Frédéric Brillet. |
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