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Fresques de Salles de Garde

par Charles Bistaque
Penthouse n°24 Janvier 1987

 

Association des Salles de Garde
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sommaire
..... Les fresques aux murs des salles de garde ne sont pas seulement des graffitis pittoresques. Elles sont un art. Art brut au sens de Dubuffet mais aussi un art nourri d'influences picturales multiples; art qui exorcise l'angoisse et révèle l'imaginaire médical. Cet art est secret. Pour le non initié, il sera une révélation comme pourraient l'être les images rapportées de l'exploration d'une terre retirée et primitive. Pourtant il est vivant aujourd'hui et proche, au centre des grandes villes, dans des bâtiments hospitaliers. Cet art, les internes des hôpitaux en sont le peuple. A la fois auteurs, gardiens et profanateurs qui le conçoivent, le conservent, le maculent et pour finir le détruisent. La salle de garde est un lieu de convivialité et de fêtes, un lieu de tradition, collectif mais non public, hiérarchique, suivant des critères différents de ceux qui ordonnent la profession car les internes, ici, commandent aux fossiles, leurs aînés. La salle de garde marque la rencontre d'un environnement de maladie, de misère sordide, de mort avec des fantasmes individuels exprimés collectivement. Elle est la loge d'un théâtre de douleur : l'hôpital. Elle est le lieu ou s'ôtent les masques mais ou les masques demeurent étalés aux murs. Ces images représentent ce que jamais les médecins ne pourront dire. Certains peut être, trouvent cet art malsain. Sans doute s'étonnent ils qu'au centre des hôpitaux les internes de garde n'aient pas choisi des salles de repos claires et silencieuses, aérées ou, sobrement, ils puisent se relaxer....
..... Nous troublons n'en doutons pas, l'intimité d'un art privé. Le profane - entendez celui qui n'est pas membre de la congrégation très fermée des Internes des Hôpitaux - n'a pas accès à ces oeuvres. Gare à celui qui traîne ici sans raison et surtout pour voir.... Dans ces lieux clos, à l'écart du monde, les fantasmes éclatent; rien ne les limites. Le sexe, la maladie, la mort, la hiérarchie médicale implacable mais dérisoire sont les thèmes de ces oeuvres débridées. Sur des murs de dix mètres de long, cet art intimiste, sensuel et grave, devient monumental et l'inconscient d'un seul homme devient le décor de tout un groupe. Ainsi la vie reprend son foisonnement, déformée et mise à nu.
..... Nul respect n'interdit d'ajouter à la fresque un détail, d'écrire sur elle, de l'éclabousser, de la recouvrir, de la posséder. De la sorte, en permanence, les décors changent, les formes évoluent, les couches de peinture se succèdent, l'espace reste à créer et ne se fige jamais. Tout comme la vie qu'il représente, dansant sur un volcan de sang et de mort, il est dans la nature de ce patrimoine pictural d'être souillé et détruit. Les fresques ne se dérobent à aucune menace, mais la menace aujourd'hui se porte dangereusement à la source qui les produit. Il faut voir dans ces menaces sur la pérennité de ces endroits de tradition que sont encore les salles de garde, nulle cabale organisée, mais seulement l'affaiblissement du sens de leur valeur. Lieu unique ayant traversé les âges, la salle de garde trouve sa raison d'être dans ses traditions et ses traditions ont leur origine dans l'oubli.
Créée par Napoléon, la vénérable institution de l'Internat de Paris a produit à l'insu de tous, un art. Les internes et leurs aînés - assistants et chefs de clinique- règnent en maître absolu sur ces lieux de détente et de vie. Dans chaque grand hôpital, un espace est réservé au repos du corps médical : la salle de garde. Jadis la salle de garde était vraiment la maison de famille de l'Interne pendant les années qu'il passait à l'hôpital. Il y logeait, il y prenait tous ses repas. Dans une vie toute occupée par un métier dévorant, la salle de garde est restée le lieu ou explosent les angoisses, ou se libèrent les énergies, notamment pendant les tonus. Le décor de la salle de garde est conçu pour le défoulement. Tout est possible : les murs le crient. Sans le savoir des générations d'artistes anonymes et dilettantes en éclaboussant leur inconscient sur ces vieux murs, ont crée non pas des graffitis, non un pas folklore, mais un art avec ses lois, son humour, son génie. Peu de chefs d'oeuvre sont aussi menacés. Leur destin est d'être éphémère. Conçus dans la dérision, ils sont voués à la destruction régulière. C'est à peine si quelques pièces, particulièrement somptueuses sont protégés par un respect intuitif. Mais que vienne un iconoclaste et nul ne lui permettra de les détruire. Les images que nous montrons ici sont arrachés à cette mort : certaines fresques qui figurent dans ces pages sont détruites aujourd'hui. Ce sont parfois plusieurs dizaines d'oeuvres qui recouvrent, par couches successives, le même mur. Un jour, peut être, les experts du Musée du Louvre radiographieront ces chefs d'oeuvres ensevelis... La grande majorité des fresques de salles de garde ont été exécutées par des médecins. Mais, dans un petit nombre de cas, ce sont des peintres professionnels, parasites plus ou moins attitrés de ces tables qui les commirent. Il a toujours été courant de voir une faune interlope roder dans ces lieux louches. Au début du siècle, l'honnête bourgeois ne devait pas s'y risquer mais les marginaux y avaient  leur entrée. Chacun payait sa pitance comme il le pouvait : le clochard en poussant la chansonnette, la fille de joie en offrant ses charmes, et les peintres en barbouillant les murs. On imagine volontiers que Toulouse Lautrec, qui depuis fut tant imité dans les salles de garde, ait pu, pour quelques repas chaud, décorer un mur à Saint Louis. Si tel fut le cas, un quidam, l'année suivante, l'a recouvert sans savoir et nous n'en verrons jamais rien.  Les salles de garde occupent des bâtiments de toutes sortes. Typiquement, elles nichent à l'écart des zones réservés aux malades (il vaut mieux à cause du bruit ....). Ce sont souvent de petites maisons que l'administration, de mauvaise grâce, a totalement abandonnées à la rage des médecins. Au rez de chaussée : la cuisine et les salles ou se prennent les repas; à l'étage les chambres. Bichat, la Salpétrière, Rothschild sont faits sur ce plan. Dans cet enclos tout est possible. Et tout est à décorer. Les peintres de salles de garde ne s'occupent pas seulement des murs. Ils se saisissent des tuyaux, des fenêtres, des portes, des plafonds, des escaliers; tout l'espace est à eux. La vie dans les salles de garde obéit à un rituel immuable. Toute l'autorité y est placé entres les mains d'un interne élu chaque semestre pas ses pairs : l'économe. C'est lui qui est chargé de la gestion de ce petit monde. Il doit percevoir les notes mensuelles de ses collègues et éventuellement leur ajouter quelques taxes en cas d'infraction aux lois du groupe. Cet argent sert à améliorer le menu fourni par l'hôpital. Il permet de payer des cuisiniers et d'acheter des fromages, des alcools des cigares, et du vin buvable. Les repas sont soumis à des règles strictes. L'économe qui trône au centre, se sert le premier. Il veille à ce que tous les convives soient des collègues ou des invités dûment présentés. Chaque personnes entrant dans la salle de garde doit taper (légèrement) sur l'épaule de tous ses collègues avant de s'asseoir. Il est strictement interdit de prononcer un mot emprunté au vocabulaire médical avant que le café soit sur la table, sous peine de lourde taxe. Dès que l'occasion se présente, l'économe prend l'initiative de "battues" (sortes de mélopées rythmées en frappant le manche du couteau sur la table) : la périphérique, la royale, la vaginale sont exécutées en rythme par plusieurs dizaines de médecins. Si quelqu'un, à table, prononce une phrase particulièrement drôle ou stupide, il est fréquent que l'économe la fasse immédiatement inscrire en gros sur le mur. Voila pourquoi la plupart des fresques sont défigurées par des graffitis. La grande affaire dans la vie de l'économe reste le tonus. Chaque semestre, une ou deux de ces fêtes sont organisées. Elles ont lieu le soir et comportent un thème qui conditionne les déguisements et le décor. Un tonus est dit "pelvien" lorsqu'il se termine par des parties de jambes en l'air. La plupart des fresques importantes ont été exécutée en prévision d'un tonus. Ce sont des oeuvres de commande. Le thème du tonus les influence souvent directement : grand siècle, belle époque ou ambiance champêtre. Les personnages mis en scène sont, la plupart du temps, des membres de la hiérarchie médicale. Les grands patrons sont évidemment la cible préférée. On les représente dans toutes les positions. Leur anatomie n'est pas seulement dévoilée : elle est déformée jusqu'au délire. Les petits timides par exemple, se retrouvent avec de gigantesques organes. Dans les fresques le pénis est l'élément décoratif de base, le motif infiniment repris, étiré, enroulé en arabesque, porté en bandoulière, tordu en roue de bicyclette. Telle est presque la loi du genre : point de fresque sans phallus. Les moins imaginatifs des peintres choisissent simplement de représenter leurs collègues et compères alignés et le thème de la Cène revient fréquemment. D'autre, au contraire, empruntent leur inspiration aux maladies; ici encore, une déformation hallucinée tord les chairs, et rend les scènes méconnaissables, burlesques. D'autres s'inspirent de la rue. Certaines fresques très anciennes rendent à la manière réaliste l'ambiance des rues sordides, des bouges ou la vérole semble couler des murs. D'autres, enfin, rompant toutes les amarres, se laissent emporter par l'onirisme. Techniquement, on trouve tous les degrés d'achèvement. Certaines oeuvres, et non les moins belles,  sont peintes à la diable à grands coups de pinceaux ivres. D'autre sont, oserait-on dire, plus léchées, telles ces imitations superbes de Georges de la Tour à Saint Antoine : deux femmes ébahies et tendres contemplent, dans l'éclair lisse d'une bougie, un nouveau-né dont la tête est un large et vigoureux phallus. Tout conspire à rendre ces oeuvres éphémères. Celles qui sont peintes sur des supports mobiles (panneaux de toile ou de bois)  sont emportées par le torrent de la vie agitée des salles de garde. Elles finiront piétinées ou déchirées. Celles qui sont tracées à même le murs ont toute les chances de ne durer que le temps d'un ou deux économes. Mais cette usure n'est pas grave, tant que d'autre, derrière, sont là pour peindre de nouvelles oeuvres. Mort et résurrection, le destin des fresques est ainsi : c'est la vie même. Aujourd'hui une plus grave menace pèse sur cet art : on ne détruit pas plus mais on créé moins. Pourra-t-il se perpétuer ? Rien n'est moins sur. La tendance en médecine, est à la technocratie. L'administration a souvent entrepris de rationaliser ces îlots d'anarchie que sont les salles de garde. En échange de self-service ultra moderne, les directeurs d'hôpitaux obtiennent l'assurance que les murs ne seront plus maculés : c'est l'apocalypse fast-food. L'esprit de corps disparaît et ce n'est pas peu dire. Une démocratie de bon aloi remplace le bunker des collègues par la cantine ouverte à tous : l'infirmière y côtoie le chirurgien. Des idylles naissent mais elles ne se projettent plus sur les murs... Dans beaucoup de salles de garde, les traditions perdues ont changé le cours de choses. Des jeunes gens proprets mangent sagement au pied d'immenses murs décorés de nuées de bêtes étranges. Ils ne les ont pas peints. Ils les ont trouvé là et, respectant ces oeuvres passées, les conservent. Le décor se fige. On ne détruit plus; on ne construit plus. Et un jour viendra ou les habitants de ces salles, levant le nez, se demanderont quel a pu être le monde de ces hommes qui, un jour, ont peint ces sarabandes chamarrées tout comme nous nous interrogeons sur le psychisme des sculpteurs des Gargouilles de Notre Dame.

 

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