Les externes aident les internes et n'opèrent
qu'exceptionnellement. Chez Antonin Gosset, où j'ai
fait ma première annnée d'externat, les
externes pouvaient passer trois mois à la
consultation du service. La consultation au sous-sol
était dirigée par deux assistants qui, chaque
jour, se succédaient: Barragué et
Blondin-Walter (aucun rapport avec mon bon maître
d'internat, Sylvain Blondin).
Le jour du premier assistant,
était un jour faste, car Barragué confiait
à l'externe de petites opérations:
circoncision pour phimosis, ablation de petites tumeurs
bénignes (kystes, adénomes, lipomes, etc.).
L'externe les enlevait sous anesthésie locale.
Blondin-Walter, au contraire, ne laissait pratiquement rien
à l'externe. Un jour où il assurait la
consultation, se présenta un homme porteur d'un
volumineux lipome du cou. J'avais très envie de
m'offrir cette opération. Avec la complicité
de l'infirmière, je fis attendre le malade
jusqu'après le départ du Blondin-Walter.
Très fier, je m'attaquai, sans aide, à ce
lipome qui était très gros avec une large
anesthésie locale. Rapidement, un saignement
important m'obligea à multiplier les ligatures des
petits vaisseaux, ce qui, me trouvant seul, était
long. Plus je faisais le tour de la tumeur, plus elle
apparaissait étendue, poussant des prolongements
entre les muscles voisins et m'obligeant à
compléter l'anesthésie locale. Les autres
externes avaient quitté le service. Je n'avais pas un
aide pour écarter la plaie et faciliter mon travail
et j'étais trop orgueilleux pour demander à
l'infirmière de me chercher du secours. Celle-ci
trouvant le temps long, s'éclipsait de temps en temps
puis, revenait, l'oeil goguenard, pour voir si
l'opération avançait. Les champs
opératoires et ma blouse étaient couverts de
sang. Le malade commençait à s'impatienter.
L'opérateur avait très chaud, regrettant son
imprudence et sa trop grande confiance en lui. Combien de
temps dura cette laborieuse opération? Je ne sais.
Mais je terminai épuisé et humilié,
fermement décidé à ne plus jamais
opérer sans autorisation et sans un aide qui aurait,
bien sûr, simplifié mon travail.
...
Une intervention chirurgicale doit se
dérouler dans le calme et le silence. Cependant,
certains chirurgiens peu patients, ont l'habitude
d'invectiver leurs aides.
...
Le Pr. Hartmann était
célèbre par ses colères. Il envoyait
des coups de pied dans les jambes de ses assistants.
Certains de ses élèves qui avaient souffert de
la brutalité du patron avaient juré de ne
jamais l'imiter. D'autres, au contraire, avaient pris la
mauvaise habitude d'agir comme lui. Tel fut le cas de Boppe,
l'orthopédiste dont j'ai été interne,
qui envoyait son bistouri à travers la salle
d'opération lorsqu'il était hors de
lui.
...
Petit-Dutaillis était
également célèbre par ses
colères
...
"En 1934, je venais d'être
nommé à l'externat et j'avais la chance de
pouvoir passer un an dans le service très
convoité d'Antonin Gosset à la
Salpétrière.
Mon maître Gosset
s'était entouré d'une brillante pléiade
d'assistants. Parmi eux, Petit-Dutaillis excellait dans la
chirurgie abdominale et opérait remarquablement les
thyroïdes. Cependant, Antonin Gosset et le Professeur
Guillain l'avaient poussé à se lancer dans la
neurochirurgie. Il n'y avait pas encore en France de service
de neurochirurgie. A Paris, partis d'horizons très
différents, Thierry de Martel, Clovis Vincent et
Petit-Dutaillis étaient alors les trois pionniers de
la chirurgie nerveuse .Et c'est ainsi qu'externe d'Antonin
Gosset, je fus pour quelques mois l'élève de
Petit-Dutaillis, jeune chirurgien des hôpitaux,
candidat à l'agrégation. L'externe aidait en
second au cours des interventions.
La nuit qui
précédait l'ablation d'une tumeur
cérébrale, je ne dormais pas d'un sommeil
serein. Une redoutable épreuve m'attendait le
lendemain. L'intervention commençait au début
de la matinée et se terminait plus ou moins tard dans
l'après-midi; une durée de six à huit
heures était courante. De longues heures pendant
lesquelles l'interne et les deux externes qui l'assistaient
allaient se faire quelque peu malmener. Tout
commençait dans le calme, et pour
l'opéré, qui devait se contenter à
cette époque d'une anesthésie locale, et pour
le chirurgien. La taille du volet crânien
n'était pas terminée que les choses
commençaient à se gâter. Au fil des
heures, le ciel se couvrait de nuages, les sourcils de notre
maître se fronçaient, signe avant-coureur de
l'orage. Les demandes d'instruments étaient
prononcées sur un ton plus sec. Et nous savions tous,
aides et infirmières que l'orage ne tarderait pas
à éclater. C'étaient d'abord des coups
de tonnerre lointains et espacés. Ceux-ci ne
s'adressaient qu'à l'interne, qui essuyait toujours
les premiers coups de boutoir. Et l'on attendait l'injure
qui allait le frapper et qui marquerait le début de
la tempête: "Quand on est aussi con que vous, on fait
n'importe quoi, on fait de la médecine, on ne fait
pas de chirurgie". C'était l'injure suprême,
invariable, toujours la même... Mais bientôt
personne n'était plus à l'abri. Les
éclairs les plus inattendus se
déchaînaient, les plus surprenantes apostrophes
et aussi les sarcasmes les plus douloureusement piquants.
Les deux malheureux externes s'affairaient
fiévreusement à la préparation du
matériel. Ce n'était pas une petite affaire,
car, en dehors des lames de coton imbibées de
sérum, et de la cire dont on lubrifiait tous les
fils, il fallait préparer les clips. Les clips
étaient notre bête noire. Ils n'étaient
pas alors préparés à l'avance par la
panseuse sur des chariots. L'externe devait les
découper dans un ruban de fil d'argent et les monter
sur la pince porte-clips. C'était un travail
minutieux qui, dans le calme, demandait déjà
de la patience. Il devenait très éprouvant
pour les nerfs lorsque les appels du maître: "clip!"
"clip!", "clip!" se succédaient d'autant plus vite
que l'hémorragie persistait et que la fièvre
s'élevait. Nous étions comme les servants
d'artillerie qui doivent approvisionner la pièce
pendant le tir. Peu à peu, la cadence
s'accélérait et les servants
débordés étaient les premières
victimes de la canonnade. Au milieu des interjections du
maître, on entendait parfois, comme un écho,
les plaintes de l'opéré, dont la patience
était mise à dure épreuve, par la
longueur de l'opération et qui suppliait qu'on
l'arrêtât. L'intervention terminée, la
tempête s'apaisait d'un seul coup. De bouillant et
impétueux, Petit-Dutaillis devenait tout à
coup détendu, bienveillant, souriant, comme si rien
ne s'était passé, qu'il eut oublié ses
sarcasmes ou qu'il eut voulu se les faire pardonner. Ses
accès de colère n'étaient suivis
d'aucune rancune. Ceux qui ont été plus tard
ses élèves ne reconnaîtront sans doute
pas leur maître et m'accuseront de caricature. J'ai
su, par mes amis Guiot et Janny et par d'autres que,
lorsqu'il eut la chaire de Neurochirurgie, notre bon
maître avait recouvré le calme et
l'indispensable patience."
Clermont, mai
1996. |